Ma vie d’architecte

AVANT L’ARCHITECTURE

A mon arrivée à l’école d’architecture de Lausanne, en 1949, le bizutage existait encore, même s’il était relativement anodin et ne durait qu’une demi-journée. Le premier jour d’atelier, les aînés nous distribuaient un programme «d’esquisse-esquisse» dont le rendu était fixé au lendemain matin, sur feuille de canson demi-gran d’aigle avec perspective en couleurs : une résidence sur le sommet d’une colline, si j’ai bonne mémoire. Après une nuit de travail et d’angoisse, nous nous présentions tous dans la matinée, un peu hagards, avec notre rouleau sous le bras. Les grands avaient préparé, avec des tréteaux et des planches à dessin, une sorte de fosse dans laquelle on entrait en rampant, et ils étaient tous juchés sur les tables tout autour, projecteurs braqués sur la fosse. Alors on nous faisait pénétrer tour à tour dans l’antre pour expliquer notre projet, au milieu des sarcasmes et des quolibets de l’assemblée. Pour finir, on nous notifiait que notre travail était «dégueulasse» et on nous demandait de le déchirer.

C’est pourquoi je n’ai pu conserver cette œuvre dont il ne me reste aucun souvenir précis. Quelle image pouvais-je avoir de l’architecture dans ma totale ignorance? J’avoue que j’aimerais le savoir.

Les bizutages cessèrent deux ans après sous l’influence de ma génération, peu encline à trouver ça drôle. Quelle image pouvais-je avoir de l’architecture en sortant de mon baccalauréat scientifique ? Mon père était géomètre et rêvait que je reprenne son bureau ; j’en avais les capacités mais certes pas l’envie. Ayant fait le porte-mire toute ma jeunesse, en hiver avec les mains gelées, je haïssais ce métier. J’étais un rêveur timide et renfermé, vivant dans les fantasmes d’amours platoniques et dans l’exutoire passionné du cinéma.

Mon frère aîné avait participé à la création du cinéclub de Lausanne avec Emery, Favre, employés postaux : lorsqu’ils quittaient leur travail de nuit pour assister aux projections, nous allions tous, à minuit, silencieux comme des espions, les aider à trier le courrier jusqu’à trois heures du matin.

Je choisis l’architecture sans goût et sans connaissances : j’aimais dessiner, ce qui me paraissait une raison suffisante, et je rêvais de quitter un jour la Suisse, ce qui me détournait de toute carrière tranquille et casanière. L’architecture, c’était je ne savais quoi mais cela me faisait miroiter des perspectives d’évasion.